Le village se découpait…

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Le village se découpait très nettement au pied de la montagne violette, noyée dans la brume du soir. Je le voyais par la fenêtre de l'automobile qui fonçait en serpentant. Il apparaissait et s'évanouissait successivement selon les sinuosités de la petite route, très vite, illuminé par les derniers rais du jour. De ce qu'il me semblait, c'était un village plutôt petit, typique de ce paysage alpestre que nous côtoyions depuis plus d'une heure déjà. J'en étais cependant marquée par les teintes, extrêmement foncées : rouge écarlate, nuances iodées du bleu sombre, jusqu'au noir. L'ensemble, baigné d'une luminosité agonisante, relevait d'un fastueux irréel. On voyait très distinctement, aussi, le clocher de l'église, disproportionné et biscornu, d'une noirceur affolante. Cette image, qui s'affichait par intermittence devant moi, résonnait comme un glas.

 

Nous approchions. La route se faisait plus étroite et plus raide, nous avions dépassé quelques fermes isolées, les premières depuis fort longtemps: le village semblait totalement perdu. Nous finîmes par déboucher sur une place de graviers, importante, déserte. L'église se dressait à l'autre extrémité. Louis arrêta la voiture et descendit. Je le regardai faire un pas puis se figer, écrasé par la puissance acre du lieu. J'ouvris doucement la portière.

 

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La première chose, ce fut l'odeur. Une pestilence douceâtre, sucrée et répugnante. Et puis le silence. Je contournai sans bruit l'arrière de la voiture pour rejoindre Louis. A un mètre ou deux ,je m'arrêtai. Je supposai que sa tête devait fonctionner vite, il était tout raidi, face à cette église démesurée, complètement incohérente. Je me glissai lentement contre son dos, coulant ma tête dans son cou. Il saisit mes mains, cherchant une chaleur. Nous restâmes longtemps ainsi. Je crois que nous voulions ne plus comprendre. J'étais incroyablement sereine, affûtée simplement au moindre événement extérieur. Il y eut le piaillement d'un vol de corbeaux et je crus défaillir. Ces oiseaux rapaces étaient en train de conquérir les lieux. Louis me dit doucement: "  Ecoute, les premières hirondelles ".

 

Je sentis quelques larmes, alors, sur ma joue. C'était effectivement le printemps. Un beau printemps clair et poivré. Je pensais à la joie de Louis quand il me parlait de son village ; qu'il avait choisi cette saison pour me mener le découvrir. Nous fîmes quelques pas hésitants, puis, main dans la main, nous parcourûmes le hameau. Il fallait fuir cette église, son clocher muet, obsédant et hostile. Tout semblait éteint, dénué de sens. Je ne sais plus où exactement nous trouvâmes le premier cadavre; peut-être contre le mur de l'épicerie, dans la rue. Cela n'avait pas d'importance, nous avions compris si vite.

 

Je ne me rappelle que de la maison familiale, toute de pierre outremer, avec des tuiles rouge foncé, en contrebas du village. Nous avions passé la porte de bois sculpté, béante, et puis nous nous étions avancés au hasard des pièces. Nous n'avions pas compté les corps, nous savions qu'il n'en manquait aucun. Il y avait beaucoup de sang partout. Une odeur forte, des mouches et des grillons. Dans le jardin, à la nuit tombante, nous avons trouvé le neveu de Louis. Il était sur la balançoire quand les autres étaient arrivés. Maintenant, il reposait presque dans l'herbe. En silence, Louis s'approcha .Il le prit dans ses bras, le berça. Il le serrait horriblement. J'entendis ses sanglots, enfin. Péniblement, je le rejoignis et me couchai contre lui, la tête sur ses genoux, pelotonnée comme ça, en le caressant doucement. Je voyais le pied du petit garçon qui frôlait presque mon visage; ses jambes barbouillées. Et puis, dans la brume qui nous envahissait, la balançoire, vacillant encore. Louis la regardait aussi je crois. Nous frissonnions ensemble et il posa la main sur mes yeux.

 

Un rêve, une vision. Bien sûr.

Il m'est impossible d'imaginer. Ce qui se passe de l'autre côté de la mer au sud. Mon cerveau s'interrompt de lui-même, se perd volontairement vers d'autre images en théorie plus simples et plus douces. Je fais de l'auto-symbolisme involontaire. Du romanesque. Car, évidemment, tout ce que je peux voir, c'est une transposition, un fragment, une minute; ailleurs. Les Alpes, nulle part, qu' importe! Tout ce que je peux supporter, c'est le décalage. Et puis bien sûr ce n'était qu'un rêve, une vision. Même quand je pense, quand j'essaie de réfléchir à ce pays, il y a comme une déviation. Un court-circuit.

 

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Moi je rêve de désert. Alors je me concentre pour retrouver l'impression exacte que l'on éprouve lorsque l'on marche le long des dunes. On se retourne soudainement et puis on voit le sable, luisant et chaud. Il n'y a rien que le silence, qui fait comme un souffle, tout se suspend. C'est là qu'on commence à pleurer.

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Je ne peux pas concevoir de sang sur ce sable. Je n'arrive pas à entendre les cris, à imaginer les membres éparpillés, à percevoir l'odeur des chairs, le cliquetis des lames. Quand j'y pense, immédiatement je vois les dunes moelleuses. Elles prennent toute la place. Mes deux visions restent inconciliables. Les journées passent dans mon quotidien occidental et je m'interroge. Puis, je comprends. Au fur et à mesure des nuits, des rêves. Je comprends.

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Un grand désert étincelant qui se forme, qui avance. Une mer asphyxiante. Recouvrant tout, petit à petit, comme de la ouate. Avalant les montagnes, les vallées, les rivières, les maisons, les odeurs, les bruits .Sans violence, la nappe s'étale. Toi, tu ne la sens pas sur le bout de tes pieds ? Regarde ! Moi j'en ai jusqu'aux genoux. Tu ris ? Pourquoi tu ris ? C'est vrai, c'est drôle, maintenant qu'il y en a partout, tout est égal. Viens, mangeons des cerises. Les êtres humains finalement, nous sommes si peu de choses, tu as raison.

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Le symbolisme. Le désert qui avance. Doucement. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien que le sable. Avec tellement de calme.

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Conneries!

 

Gabrielle.

 

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