Henri et Félicien
Henri et Félicien. Depuis ma plus tendre enfance, lun et lautre me suivent du regard quand jentre dans la pièce, depuis ma plus tendre enfance, comme pour accueillir et reconnaître lintrus, le parquet ciré craque davantage chaque fois que je mapproche de la cheminée. Henri et Félicien. Mes pas me conduisent rarement vers eux directement, il me faut ces hésitations vers tel bibelot, ces détours vers tel meuble que leurs mains frôlèrent, il me faut les recoins sombres de la pièce qui abritèrent les peurs de leurs dix ans, il me faut lencadrement étroit de la fenêtre qui lun après lautre, un jour chagrin, les vit partir.
Leurs yeux sont clairs, les pommettes dun gris plus foncé que le reste du visage, et jy décèle cette peau adolescente que les embruns bretons ont à peine commencé à buriner. Leurs voix argentiques mappellent, déformées par quatre-vingts années, par tant de chemin parcouru que plus personne ici nen reconnaîtrait le timbre. Ils se tiennent par les épaules, à eux deux ils nont même pas mon âge, et leur complicité fraternelle, scellée dans la chambre noire, semble braver le temps, comme parée de toute éternité. Leurs uniformes sont comme neufs, à peine si lon devine le rêche de la toile : dans cette poche fermée par un bouton rutilant, on glissera en son temps un paquet de gris et quelques allumettes, pour passer le temps, pour oublier le carnage, et ce baudrier serré sur le ventre, on le desserrera peut-être, à la hâte, quand les boyaux auront été arrachés par un éclat dobus. Sur leurs cols, deux nombres, seules différences entre les deux frères qui couraient dans les mêmes champs, qui se hissaient aux mêmes bosquets, qui buvaient le même air de basse province, qui ne savaient du monde que la petite gare de Bannalec, que le marché de Quimperlé, le troisième dimanche du mois.
111 et 327. Henri porte-t-il le 111, Félicien est-il du 327e régiment ? Est-ce linverse ? Et dailleurs, lequel est Henri, lequel est Félicien ? Lequel est le doux, lequel le taciturne, lequel est le jeune, lequel est le timide et lequel le fou ? Les deux sans doute, ni lun ni lautre plus certainement, puisquils ne sont plus rien que cette photographie désuète chancelant sur son socle de marbre, plus rien, au croisement des millénaires, que la résurrection douloureuse quun petit neveu effleure dun doigt sorti du poing et blanchi par la rage.
Henri et Félicien ont disparu, lun après lautre, fauchés par la guerre, sans peut-être avoir jamais fait lamour, en nayant de la vie connu que la mort. Deux poilus anonymes et oubliés, pleurés successivement par un père, une mère, par un frère aussi, celui qui en réchappa comme pour perpétuer lespèce, celui qui savait écrire, et adressait leurs lettres loin de lenfer, vers le petit bourg breton doù lon ne percevait léclat du canon que sous la forme des missives officielles de la république, quand jour après jour se composait en larmes de pierre la liste redoutée des enfants du village morts pour la patrie.
Henri et Félicien morts pour rien et non par hasard, tombés pour la France, pour cette idée absconse qui veut quau delà de ce pointillé sétende le territoire de lennemi, éventrés pour un symbole, étripés pour un torchon tricolore, transpercés pour lorgueil dordures ventrues, charcutés pour que survivent des nations qui se repaissent du sang de ceux quelles représentent.
111 et 327 ne sont pas morts par les coups répétés dune quelconque fatalité historico-politique, mais bien par la volonté glapissante dédiles en chapeaux claques tenant dans leurs mains trop blanches le fléau universel et multi-séculaire, larmée, une armée dassassins, sinistre résidu dune pré-humanité balbutiante mais poussant vers le haut, tirée toujours davantage vers le barbare par les cris avinés de soudards répugnants.
Que lon ne dise surtout pas quelle est aveugle la baïonnette qui creva Henri, elle se trouvait au bout dune même victime poussée au carnage par un caporal, un brigadier, un adjudant, un lieutenant, un capitaine, un commandant, un colonel, tous, les uns après les autres et au même titre, responsables de ces charniers, de par leur existence, de par le fait même quun jour ils acceptèrent denfler les rangs dun bataillon, quun jour ils revêtirent volontairement un uniforme et quipso facto leur fut reconnu le droit et donné le devoir de tuer leurs semblables.
Elle est inique cette mascarade qui fait ranimer la flamme par une pouille galonnée, elle est indécente cette sonnerie lugubre quun clown guêtré de sang claironne devant un monument aux morts : en ces moments-là, au moins, les généraux assassins devraient avoir la décence de disparaître et de laisser à leur douleur ceux et celles quils ont broyés. Et que lon ne dise pas non plus que tout cela est le passé, sorte dalibi décérébrant absolvant par avance les crimes à venir, que lon noublie surtout pas que, dans le même temps que résonnent martialement les pleureuses sabre au clair, les états majors continuent de préparer leur guéguerre, que pour leur petit Noël on vient de leur commander douze chars Leclerc, et quà moins quils ne soient complètement tarés, ce qui nest dailleurs pas de la pure fiction, on nimagine pas que ces salauds puisse engloutir des budgets colossaux sans le secret espoir de lancer un jour le métal hurlant à l'assaut d'un Henri ou d'un Félicien, quelque part au-delà des frontières du moment.
Quon ne croie pas davantage que ces bataillons suréquipés et silencieux fassent partie du folklore républicain, comme un mal nécessaire et bon enfant avec lequel on aurait appris à vivre, à défaut de lextirper ; le jour venu, il seront là, là pour réprimer, là pour tirer, là pour atomiser, là pour démembrer, la pour te gueuler dy aller, là pour te fusiller pour lexemple, là pour tuer, comme on leur a appris, scientifiquement et impunément, puisque cest leur métier, puisquon les paie pour ça, puisque tu les auras payés pour ça !
Jaurais voulu les entendre crier leur soif de vie, hurler leur haine de mourir ainsi, pour si peu, au moment où la balle faucha Henri, au moment où la lame perça le flanc de son frère ; jaurais voulu apaiser leur peur, arrêter un instant le carnage et à mes grands oncles lointains substituer dans le bourbier ladjuviande Kiravi et le général dégénéré, jaurais voulu ne pas voir leurs yeux se refermer loin de leur lande et de leurs genêts, face contre sol et boue dans la bouche, jaurais voulu quils vieillissent et me donnent des cousins, jaurais voulu dautres portraits que celui-là, qui murmure et me hante, dans la lumière oblique et dense dun pâle soleil de novembre. Des hommes en ont voulu autrement, des coupables absolus dont la descendance arrogante aujourdhui, ici comme ailleurs, poursuit luvre de malheur.
Quon
me laisse donc à mes fantômes, quon me laisse imaginer les femmes quils
auraient aimées, les vies quils auraient données, la trace quils auraient
laissée dans cette même maison, les rires qui auraient gonflé leurs gorges et balayé
leur triste représentation bi-dimensionnelle et figée sous le verre. Alors, reposant le
cadre doucement, exactement sur le rectangle immaculé laissé par le socle sur la
poussière de la cheminée, je regarde une fois encore la photo piquetée par le sépia du
temps : il ne leur reste plus que quelques semaines à vivre, les deux hommes se
tiennent par le cou, pour ne pas se perdre, pour se rassurer, « On les aura et puis
on rentrera chez nous ».
Henri
Vigot 1893-1915. Félicien Vigot 1891-1916.
Morts pour la France, morts pour rien...
ã Alfred Bienraide 11 novembre 1998
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