Les Plombs

 

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" Prendre une douche. Oublier tout cela" " elle se disait en posant les clés sur la table. Le manteau sur le sofa, les bas par terre, l'un suivant l'autre, en ligne, juste après les chaussures, marquant son itinéraire. Mettre de la musique. Probablement du Malher. Probablement fort. Elle n'avait toujours pas allumé la lumière, se repérant grâce aux lueurs de la ville et de la civilisation perçant les vitres. Elle s'était assise sur le sol, une cigarette à la main, avec sur elle ses sous-vêtements et un chandail informe. Il y avait sa respiration saccadée et l'odeur de ses cheveux, de ses ongles: odeur de tabac, de bruit et d'alcool. Et puis la crasse de la grande ville. Le métro, les vapeurs de grésil et d'urine, de chauffage trop fort et de Javel.

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" Prendre une douche; oublier tout cela. Et puis boire du lait caillé avec du miel", elle se disait, bloquant les images dans sa tête. Puis elle avait hésité avant de se lever. Dans la salle de bains, debout sur le carrelage glacé, elle grelottait en appuyant sur l'interrupteur. Elle chancela, fit deux pas jusqu'au lavabo. L'eau froide lui cogna les tempes et elle se sentit un peu mieux. Ce fut la crème hydratante qui commença, puis tous les autres; ça forma vite une rumeur. Elle entendait leurs voix, jusque sous la douche. Elle écarta violemment le rideau plastique pour sortir et alors il y eut un petit silence. Puis, timidement, les harangues reprirent, par vagues. Toutes en même temps. Le temps était plutôt agressif. Des reproches et des moqueries.

"Qu'est-ce que tu croyais? Tu voulais tout traverser, comme ça, sans te cogner nulle part? Tout se paye, un jour ou l'antre.

Tu comprends? C'est ça la vie: l'air que tu respires, tout ce que tu as tu l'arraches et tu paies.

Tu comprends?

Qu'est-ce que tu croyais?"

Seuls, le lait démaquillant et les cotons-tiges lui glissèrent quelques mots de réconfort. Cela devint insupportable et elle claqua la porte. Dans la cuisine, elle gifla le grille-pain qui la regardait d'un sale œil; cassa un verre. Il y eut d'autres empoignades, d'autres dégâts, jusqu'à ce que tout le monde se taise.

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Elle prit un cachet, vers quatre heures du matin. L'odeur du couloir de métro était toujours sur sa peau et elle voulait dormir. Oublier. La soirée minable, et l'autre qui était entré en elle sans permission. Comme il était voûté sur elle. Comme il avait dit : " Salope ! " à plusieurs reprises. Ses mains… Elle marcha un peu, appelant les ténèbres de l'anxiolytique, les forces du sommeil. Il lui venait déjà des souffles le long du cou. Dans une heure, elle se sera écroulée.

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" Prendre une bière; oublier tout cela ", il se disait, devant le vieux réfrigérateur. La mousse bondit et bientôt la sève amère nappa les profondeurs de sa gorge. Il soupira un peu. Tout était silencieux et il marcha vers la chambre, la bouteille à la main. Par la porte mi-close, il discerna une forme sur le lit. Elle était là, elle dormait. Il se sentit rassuré. Malgré tout, le temps et les erreurs, tout ce qu'il faisait, elle était toujours là. C'était sa surprise, sa merveille du soir. Il ferma la porte et tourna le clé sans bruit. Par précaution. Il faisait toujours ça quand il était un peu paniqué. Surtout, qu'elle ne s'en aille pas.

 

Il laissa le poste de télévision allumé, coupa le son et ouvrit une autre bouteille. Assis par terre devant l'écran, il s'appliqua à rêver. Il refit sa journée, en remplaçant toutes les images par des songeries extravagantes. Avec des gommes et des crayons de couleur imaginaires. Mais le résultat restait imparfait. Trop de zones obscures, de grisailles irrécupérables. Et puis aussi, des noirceurs terribles. Des couloirs de métro et des visages. De la peur, du dégoût. Cette fille maigre qu'il avait aimée trop brusquement, la main sur sa bouche, avec tristesse... Comme il ne savait pas quoi faire pour la calmer. Les insultes qu'il lui avait murmurées. Ca laissait un goût de trop vite, de mal fait...

 

" Prendre une bière ; oublier tout cela ". Il sourit. A côté, il y avait son trésor qui dormait et c'était ça, le principal. Il finit par envelopper la culpabilité dans d'autres visions et d'autres brumes alcoolisées, couché contre la porte de la chambre, comme un chien.

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"Prendre un Valium. Oublier tout cela ". Debout contre la fenêtre, j'attends l'aube. Il fait trop sombre, ou trop clair pour pouvoir dormir. J'ai hanté les rues longtemps; les cafés, là où il y a du vivant. Des corps et des voix. J'ai croisé les humains de la grande ville. Les autres, leurs histoires. Avec le sentiment de reconnaître, d'appartenir au même clan. La nuit, quand on est à la fenêtre, on sait tout. Je la regarde, la grande cocotte-minute urbaine, tachée d'existences, pleine à craquer. Elle tient; alors je m'étonne vaguement.

 

"Prendre un Valium. Oublier tout cela …"

Ce qui nous écorche.

La solitude, les détresses. Les petits affres. L'odeur des gaz d'échappement.

Toute la saloperie.

Tu viendras me dire, après, que je suis lyrique. Sot, petit carnassier.

Toi qui ne comprends rien. Qui dit des : " Mademoiselle, vous êtes si émouvante, avec vos histoires. C'est lourd, et un peu gnangnan, ce que vous faites. Ca n'intéresse personne."

Tu peux crever, pour que je parle d'autre chose. Moi, j'écris depuis le sordide, au son de la musique pop; à la radio. Voilà.

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Une femme, pliée en deux sur le carrelage d'une salle de bains, dans l'appartement dévasté. Un homme ivre, tout seul montant la garde contre la porte d'un placard. Les vieilles qui tombent de leur lit. Ceux qui parlent à leur brosse à cheveux. Ceux qui mangent des cacahuètes devant des écrans enneigés. Ceux qui délirent, qui crient. Tous ces fantômes... Comment veux-tu que je dorme?

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© Gabrielle, le 8 février 1998.

 

 

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