Taxi de Nuit


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Vingt trois heures. L’heure de prendre son service. Le dépôt bruit de ceux qui rentrent et de ceux qui partent. On a fini sa journée : on couvre son enseigne du petit capuchon. On la commence : on l’allume et s’éclairent les lettres rouges du mot TAXI.

 

Vingt trois heures une. L'atmosphère est tiède, une nuit de fin juillet est maintenant tombée sur Paris. Je pose mon blouson sur le siège à côté de moi, que je fais coulisser au maximum vers l’avant. Personne ne s’assoit jamais ici, c’est mon espace de survie. D’ailleurs, le loquet de la portière est baissé. De ma trousse d’écolier, alourdie des pièces de cinq et dix francs que je rendrai à ceux qui bien entendu n’auront qu’un billet de deux cents, j’ai sorti un petit paquet rose et mauve de chewing-gums à la réglisse : la bouche se fait pâteuse au petit matin.

 

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Vingt trois heures cinq, je descends ma vitre au plus bas et je pose mon coude sur le rebord. L’air est violet et s’engouffre soudain en grandes bouffées de bouches de métro : il a un goût mélangé de ballast et de papiers qui volettent, un goût de grands magasins qui viennent enfin de fermer, un goût du néon blanc des bureaux qui s’éteignent et celui des néons roses du soir. Les couleurs de la nuit qui enveloppe ont revêtu leurs parfums de noctambules, de cette symphonie de gris et de couleurs primaires, le rouge, le vert, et cet orange éphémère dont le sens incertain oscille entre la folie et la sagesse.

 

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Vingt trois heures quinze. Le cliquetis du moteur diesel est mon compagnon, complice de mes paroles, de mes jurons, de mes rêveries, témoin des paroles de chansons que je reprends approximativement au détour d’un programme musical, souvent les mêmes, parfois venues d’un bonheur lointain, forcément lointain. Les voyants m’éclaboussent de leurs aiguilles rassurantes, mais je préfère les ignorer pour le moment, ils sauront bien me rappeler quand il s’agira de calmer leurs appétits mécaniques, d’étancher leurs lubrifiances station-serviles. La voiture roule doucement dans l’avenue, la première qui m’est venue à l’idée, l’avenue Daumesnil. Il y a encore du monde aux tables des cafés, pour l‘heure ils n’ont que le souci de rire sans retenue, de parler plus fort que la musique de l’arrière salle, qu’elle soit kabyle ou bien débile ; ils ne pensent pas encore au retour, au dernier métro que l’on va rater, ils ne pensent pas non plus aux lanières des chaises qui vont laisser des marques sur les cuisses des filles, et qui pour l’instant collent juste un peu à la peau quand elles décroisent les jambes. Non, pour l’instant ils m’ignorent, je passe indifférent à leurs éclats, invisible à ces moments de vivre qu’ils s’accordent entre deux contraintes : je saurai être patient, j’aurai ma revanche, plus tard dans la soirée.

 

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Vingt trois heures trente. A la hauteur de l’église du Saint-Esprit, deux bras tendus me hèlent en cadence, ils se serrent une dernière fois et puis l’homme monte, posant sa serviette remplie de dossiers d’un intérêt qui ne résistera pas à un temps de petite échelle. Elle et lui ont la quarantaine, ils semblent actifs et investis de l’importance de ceux que l’on oublie dès qu’ils sont remplacés. Il la regarde s’ éloigner, en tournant la tête. Elle, immobile, voit le taxi redémarrer puis, devenue un point fondu, elle tourne ses talons bientôt suivis par le reste de son corps, vers l’entrée de l’immeuble où l’ensemble s’engouffre jusqu’au petit matin. " Rue Corbéra ! " C’est à deux pas, la course sera petite, aussi j’acquiesce lentement tandis qu’il quatre-saisonne sur le clavier de son portable : " Allo chérie ? Je suis à la Gare de Lyon, je serai là dans dix minutes . Oui, oui, tu peux te recoucher, je me débrouillerai tout seul, d’ailleurs je n’ai pas très faim, on a eu une journée épouvantable. Bonne nuit, ma chérie ". Je croise son regard dans le rétroviseur, il ne va plus tarder à tenter de me justifier son mensonge . " Mon assistante est vraiment dévouée, elle est capable de travailler jusqu’à ce qu’un dossier soit bouclé… Ca n’a pas de prix une collaboratrice comme ça… ". Et puis, satisfait de son alibi et sans attendre ni entendre mon assentiment, il enlève consciencieusement les quelques cheveux que son assistante dévouée avait dû laisser échapper sur le col sa veste en refermant un dossier, et négligemment renifle ses doigts, ceux-là mêmes qui, il y a peu, fouillaient fiévreusement dans la chemise à soufflet de la dite collaboratrice. Pauvre gland, s’il savait combien j’en ai vu de ces adultérins penauds, bredouiller leurs mensonges de bébés roses, combien me sont prévisibles leurs excuses et leurs scénarios, combien j’ai donné aussi de complicité forcée : " Vous êtes un homme, vous me comprenez n’est-ce pas ? ". Je comprends surtout que tu es arrivé et que ça fait 160 francs. " Faites-moi une fiche, marquez 200 francs et une prise en charge à la Gare de Lyon… ". 40 francs, le salaire de la collusion : à ce prix là, je suis à vendre… Enfin, sans un mot, il referme la portière, s’empressant de rejoindre celle qui de toute façon dort déjà, femme au foyer, épouse modèle épuisée peut-être des mille travaux de la journée, plus certainement des assauts fougueux d’un amant diurne.

 

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Minuit cinq. Je roule sans me presser dans ces rues aux noms étranges, des noms ne devant rien à l’imagination atrophiée de quelque urbaniste inculte, traçant au cordeau la rue du Ballon ou la rue des Fleurs de la nouvelle cité d’une banlieue de merde : rue Bignon, rue de la Brèche aux loups. L’éclairage public varie entre l’orange blafard, inhumain, déchirant d’ambre l’ombre des recoins coincés, et le blanc cru, expressionniste, mabusien, découpant les pavés quand ils existent encore, vagues de pierre grise résonnant aux roues du taxi comme pour lui redonner la vie. Un couple de passagers somnole derrière moi, en silence, sans doute se sont-ils tout dit, ou bien rien, au cours de ce repas qu’ils digèrent à grand peine, quand, attendant le prochain plat, chacun préférait regarder les tables voisines plutôt que l’autre, dans les yeux duquel il n’aurait trouvé que la vacuité banale de cette dix-neuvième année de mariage, où il aurait lu le terrible accusé de réception d’un message à la mer dont le bouchon aurait depuis longtemps sauté…


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Une heure trente du matin. Les rues se clairsèment désormais. Les théâtres sont sortis et vidées les dernières séances. Les cinémas, les complexes multisalles comme on les appelle désormais, ont rendu leurs derniers clients, les spectateurs ayant progressivement déserté ces monstres sans ouvreuses au fur et à mesure qu’on les remplissait de pop corn et de distributeurs de machins inutiles et sucrés, dans cet effort serein pour offrir des merdes américaines, à l’entracte aussi bien que sur l’écran. A l’arrière, un classe-moyen sans âge et sans futur, regagne un trois pièces cuisine de la périphérie, peuplé d’eldorados et de rancœurs ensevelies. En quête d’un témoin de ses opinions, il me mène petit à petit sur le chemin du dernier fait divers de l’été, cherchant à me prouver l’originalité profonde de son analyse du problème et des solutions qu’il apporterait si on le laissait aux affaires, sans se rendre compte qu’il débite sans le déformer l’article qu’il vient de relire dans le torchon à l’encre déjà passée qui dépasse de sa poche. Il s’avance vers moi, il s’enflamme, il n’est presque plus assis, il se voudrait devant, s’appuyer au zinc de mon taxi, m’offrir la tournée, pourquoi pas ; j’ai hâte qu’il descende, il guette ma réponse qu’il souhaite identique à son opinion sur rue, je presse l’allure, il me presse de questions, vous êtes arrivé, 240 francs, il se fait généreux, du moins croit-il l’être, emporté par la fougue de son existence par procuration, puis il sort en me lançant un ultime salut cordial avant de grimper les cinquante trois marches de son troisième étage, dix-huit plus dix-huit plus dix-sept - jusqu’au septième étage, il a vérifié un jour, il n’y a plus que dix-sept marches entre chaque palier.

 

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Deux heures dix. L’angoisse est maintenant présente sur le bord des trottoirs. Par trois, par deux, par un, ils se hissent à mon passage sur la pointe des pieds, espérant que je m’arrêterai pour les emmener ou bien chez eux, ou bien ailleurs. Ils manquent tomber dans le caniveau lors de leur délicat salto avant, puis y tombent vraiment, comme des soufflés désappointés, quand je me permets de les mépriser, quand je me permets de choisir de ne pas prendre tel bourgeois à la morue trop voyante, quand je m’autorise le luxe ultime de ne pas travailler pour ce maître puant, ou de ne pas être le valet de ce branleur en lunettes de soleil dont l’horizon culturel se borne probablement au dernier Bruce Willis, à l’intégrale de Florent Pagny ou à la lecture de Christian Jacq, l’égyptologue du troisième âge. La ville est belle, la nuit est sereine, tout peut arriver et son contraire, les quartiers prestigieux s’enchaînent aux rues méconnues, la ville soupire et sécrète ses rêves, et les ombres vacillantes qui marbrent son sommeil déclinent à l’infini les méandres de ses fantasmes.


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Deux heures onze. Un petit bonhomme à lunettes sapé dans les rayons du fonctionnel se présente d’une façon verte . " Bonsoir, je suis Alfred B., je travaille sur une radio parisienne et je fais un reportage sur les métiers de ... con..., et j’ai pensé tout naturellement aux chauffeurs de taxi... ". Ce n’est pas bien, Alfred B., d’être le poisson et l’hameçon, tu fais fausse route de faire ainsi irruption dans mon texte pour parler de toi, tu tournes en rond, tu n’intéresses que toi et fais du nombrilisme...Va! Descends de mon clavier et ferme la ligne en sortant! L’homme est penaud mais rebelle, et disparaît en laissant derrière lui traîner quelques points de suspension, que j’époussette d’un revers de manche avant de fermer rageusement le paragraphe.

 

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Trois heures, tout est calme, dit le journaliste d’une voix enregistrée. Tout en haut de la rue des Pyrénées, une silhouette me hèle. Toutes les silhouettes sont féminines et celle-ci n’échappe pas à la règle, je m’insurgerai contre ce cliché une autre fois, peut-être. Arrivé à sa hauteur, elle me demande si je peux aller quelque part; je lui réponds que j’en viens et qu’après tout rien ne m’interdit d’y retourner. Satisfaite, elle s’installe sur la banquette, à droite, derrière. Bientôt, elle entrouvre sa vitre et les immeubles s’enfuient à reculons. La lente alternance de l’ombre et de la lumière rend son visage changeant dans mon rétroviseur. Je découvre des boucles bouclées et des cheveux chevelus qu’elle glisse derrière l’oreille à mesure que le vent du petit matin les ramène sur son visage, les colle et les emmêle sur ses lèvres. Je roule à faible allure, assez pour la sentir se détendre et croiser souvent son regard dans la pénombre désirée. Elle a les yeux couleur de béryl et il faudra que je vérifie la couleur du béryl. On échange quelques mots, en évitant tacitement la météo et tout autre sujet qui pourraient nous ramener elle au rang de cliente ordinaire et moi à celui d’un chauffeur de taxi. De sa beauté qui n’en est pas une, se dégagent quelques molécules ondulées et macramées.


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Arrivés au-dessus de l’avenue qui enjambe les voies de la Gare de l’Est, elle me demande d’arrêter et puis elle sort. Je la rejoins contre la grille sous laquelle passent les caténaires, les rails, et autres complices de la mort certaine, quand la vie est devenue trop lourde. Il règne à cet endroit une puissante odeur métallique et marron, faite de graisses et de nulle part, probablement des pas bien loin. Autour de nous, la rue est déserte des quelques voitures qui, de loin en loin, pressent le pas sans se soucier de nous.

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Elle a mis sa main dans mes cheveux, timidement mais sans hésiter et puis la pulpe de ses doigts a dessiné des S dans mon cou. Elle ne porte pas de parfum et un débardeur noir, d’où s’échappent un duvet nécessaire et une bretelle fleurie. Une citrouille des gares traverse lentement les voies, en contrebas, en pesant bien ses pas, dans un rictus qui en dit long sur ce qu’elle pense de nous. La fille rit, et ses dents nombreuses auraient étincelé sous n’importe quelle lune, pourvu qu’il y en ait eu une. Sa peau est douce et sa langue un peu salée. Je ne sais pas pourquoi nous sommes là, peut-être le sait-elle, peut-être se pose-t-elle la même question. Plus probablement aussi a-t-elle la sagesse de ne pas se la poser et de continuer à me donner ses lèvres, à chercher les miennes. Ses épaules nues tiédissent mes paumes, son dos est menu et je me suis penché pour le goûter. Son souffle est serein et ses yeux se mi-closent tandis qu’elle glisse son jean entre mes cuisses. Il n’y a ni hâte, ni lenteur, juste le désir d’être, sans calcul, instinctivement, dans les bras du plus bel endroit du monde. A cet instant, je sais que je ne saurai jamais son prénom et elle glisse sa main sous mon T shirt. Sous ma pression, les petits creux de ses reins se font plus profonds, comme pour laisser assez d’espace à une main soc qui se glisse sous sa ceinture, à la recherche d’une terre sans cesse redécouverte, de sillons impurs et ruisselants. Dans un souffle chaud, les corps s’enroulent et se vrillent alors comme des guimauves dans un stand de fête foraine, tandis qu’un train file vers notre indifférence, manquant écraser au passage la citrouille qui nous épiait derrière un levier d’aiguillage.

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Cinq heures du matin... Le temps s’est écoulé avec pudeur. La nuit a cédé à la force tranquille du jour, mais potron-minet cette fois a choisi de nous contourner, de nous laisser encore un peu dans l’ombre. A nos pieds, un train de travailleurs du petit matin n’en croit pas ses pantographes quand, débouchant de sous le pont, il aperçoit la faible lueur de l’aurore encerclant un couple attardé dans une bulle de pénombre. Et puis, lentement, la nuit s’effiloche en lambeaux serrés, les corps s’en ébrouent et se séparent enfin, avec une infinie lenteur. Sortant de ma poche le paquet de chewing-gums à la réglisse, j’en glisse un entre ses lèvres avant de m’offrir le dernier et de chiffonner le papier vide, qui roule au sol. Elle va partir, elle a disparu, ailleurs l’enveloppe, un peu comme Ophélie, l’instant d’après je suis à mon volant, taxi de nuit qui peu à peu retrouve le jour, et qui se hâte de rentrer avant de subir sa triste métamorphose, prévisible et convenue.


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" Alors, Alfred, t’avances? On va être en retard à l’émission!... ". Ils sont à mes côtés, l’embouteillage se dilue, j’ai dû m’assoupir, rêver même, je n’ai jamais été chauffeur de taxi de nuit... Et puis, il faut se hâter, c’est vrai, il est bientôt l’heure. Prenant un raccourci que jamais je n’emprunte, mes roues nous conduisent dans Paris, dans un dédale de pavés et d’artères inhabituels. Quelques instants plus tard, dans l’indifférence rebelle et joyeuse de mes compagnons, la voiture roule au-dessus des voies ferrées. Sur la droite, au pied d’une grille surplombant les rails, un petit tourbillon du vent de l’hiver fait tournoyer un objet; rose et mauve. A notre passage, dans un étrange respect complice, le mouvement s’arrête et je reconnais un paquet de chewing-gums à la réglisse, vide.


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Alors, détournant la tête pour ne plus y penser, j’accélère un peu pour écraser une citrouille des gares qui s’apprêtait à traverser, sans regarder.


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© Alfred Bienraide - Février 1998

 

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